De la monarchie du service au tennis – Philosophie

John Isner, Milos Raonic, Kevin Anderson ont disputé 65 sets lors de cette édition de Wimbledon. 25 de ces 65 manches (soit 38%) se sont terminées au jeu-décisif. Un problème philosophique pour le jeu de tennis, passant d’une opposition de styles à un monologue de serveurs. 

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102 aces plus tard, Kevin Anderson domine John Isner et jouera sa première finale à Wimbledon (Crédits REUTERS)

La vitesse sur les routes s’est réduite à 80km/h ce 1er Juillet 2018, contrairement à celle des services au tennis, qui n’a fait qu’augmenter ces dernières années. Les meilleurs serveurs lâchent désormais des « sacs » à plus de 220km/h tout au long de leurs rencontres, du haut de leur double-mètre. Si le changement de matériel grâce à l’apport technologique y est pour beaucoup – bois des raquettes s’est transformé en métal puis carbone, agrémenté de cordages synthétiques polyvalents et de balles pressurisées à l’hectopascal près – le format de jeu de tennis favorise grandement les serveurs. Avec une infime chance de les breaker, la décision se fait de plus en plus au jeu-décisif, une exception il y a encore 50 ans.

Historiographie du jeu

Car le jeu-décisif est bien la parade lorsque le jeu est bloqué. C’est de cette idée qu’est né le premier « tie-break », instauré en 1970 par la Fédération américaine, et repris dans la foulée par la Fédération Internationale de Tennis, puis adopté dans tous les tournois du Grand Chelem.

Pourtant, si l’on revient au tennis et à sa création, « Tenez ! » disait-on, à son adversaire receveur, lors de parties de jeu de paume : la rencontre était un dialogue, une opposition, un débat, un échange, un « à toi – à moi » , sans se couper la parole. Chacun jouant son coup une fois la balle en jeu.

Les anglais ont repris ce terme de « Tenez », et remis à leur sauce (n’y voyez aucun sens péjoratif) le jeu de paume, en gardant les références françaises :

  • le « Tenez » devient « Tennis » par déformation de langage
  • le comptage des points (0-15-30-40) est inspiré par les distances qui séparaient les joueurs du mur de jeu de paume (15 pas de recul, puis 30, puis 40)

Il va de soi que le jeu de tennis nouvellement créé reste une opposition, comme son prédécesseur. Il n’est pas un monologue. C’est celui qui dialogue le mieux avec son adversaire, qui avance les meilleurs arguments physiques, techniques, mentaux, qui l’emporte. Chacun à son mot à dire. Aucune situation de jeu « bloqué » n’est à prévoir. Le jeu-décisif n’a pas de raison d’exister.

Le service devenu trop (jeu) décisif

Dans les autres sports de raquette, sauf à de très rares exceptions, l’ace n’existe pas au badminton, ou au squash : le service a un rôle de « simple » mise en jeu afin de lancer l’échange.

Aujourd’hui, il est l’arme principale du tennis. Si vous ne vous faites pas breaker, vous pouvez remporter n’importe quel match. Cela fonctionne dans l’autre sens : vous pouvez gagner un match sans jamais breaker votre adversaire. Il est clair qu’un service performant vous permet donc de voyager partout.

C’est ce qui est arrivé à Michael Stich lors de son victorieux Wimbledon 1991. En demi-finale sur le Center Court, l’allemand battait Stefan Edberg, le champion sortant, en quatre manches 4-6 / 7-6 / 7-6 / 7-6 sans venir titiller ne serait ce qu’une seule fois le suédois sur son engagement. Ironie du sort, ce jour-là, l’inventeur du jeu-décisif, James Van Alen, est décédé.

Le coup du service est déjà particulier. Newton le résume très bien dans ses lois sur la gravitation universelle : les conditions initiales de l’objet déterminent son mouvement. Ainsi, le serveur sait tout sur la future balle qu’il compte jouer : sa future trajectoire, sa zone d’impact dans le carré de service, l’effet imprimé dans la balle, la vitesse donnée, la position du lancer de balle etc. Bien entendu, sans que l’adversaire ne puisse influer dessus, pire même, sans savoir ce qui l’attend.

C’est le seul coup de tennis joué avec ces caractéristiques. Le serveur entame un monologue au service. Tout autre coup dans le jeu dépend du coup précédent. Les conditions initiales du revers que jouera Roger Federer ou votre voisin débutant seront les mêmes, dépendantes de la balle qui arrive : vitesse et rotation de la balle, rebond, hauteur, effet imprimé.

Un retour à la raison

Un certain nombre de joueurs sont entrés dans le haut-niveau mondial presque uniquement grâce à leur service. Bien entendu, ils sont très talentueux et n’arrivent à ce niveau par hasard. Il n’est pas question de dévaloriser leurs performances, mais de comprendre ce qui rend possible leur avènement dans le tennis mondial. Peut-on faire les mêmes comparaisons avec des joueurs qui sont spécialistes uniquement d’un seul coup, comme le sont les serveurs ?

Est-ce que Benoit Paire remporte ses matches uniquement avec ses amorties ? Gilles Simon uniquement avec sa tactique de jeu ? Chang uniquement avec son jeu de jambes ? Edberg uniquement avec sa volée ? Gasquet uniquement avec son revers ? Nadal uniquement avec son coup-droit ? Bien évidemment que non.

Le tennis se trouve donc englué dans ce qu’il n’est pas : un jeu paralysé par le service devenu primordial, avec comme fausse issue un jeu-décisif où les serveurs sont spécialistes.

Ne faisons plus d’un seul coup le décisionnaire du jeu. Sampras et Rafter l’avaient d’ailleurs bien compris : leurs nombreux titres et finales en Grand Chelem ne se résumaient pas qu’à leurs services respectifs : une pression énorme en retour avec de nombreux « chip and charge » leur évitaient de s’aventurer dans de périlleux tie-break.

Simplement une question de philosophie de jeu.